D’arbre en pirogue : un voyage en soi
« Tout homme est tiraillé entre deux besoins, le besoin de la Pirogue, c’est-à-dire du voyage, de l’arrachement à soi-même, et le besoin de l’Arbre, c’est à dire de l’enracinement, de l’identité, et les hommes errent constamment entre ces deux besoins en cédant tantôt à l’un, tantôt à l’autre ; jusqu’au jour où ils comprennent que c’est avec l’Arbre qu’on fabrique la Pirogue ». Mythe mélanésien de l’île du Vanuatu
*Aquarelle de Valérie Weishar Giuliani
Ce proverbe d’Océanie me touche particulièrement, en tant qu’immigrée vivant à des milliers de kilomètres de mon pays d’origine, en tant qu’amoureuse de voyages, en tant qu’être humain qui recherche son équilibre constamment. L’appel de la pirogue a été inévitable, il s’est imposé à moi et il fallait que je l’écoute. J’avais besoin de vivre une expérience d’immigration pour changer de perspectives. Et à ce jour, c’est une des meilleures décisions de ma vie! J’ai eu la chance de faire ce choix de partir et non pas de fuir mon pays en guerre pour ma survie. Mais quelque part, de manière bien moins dramatique, il s’agissait un peu d’une survie psychique pour aller à la découverte de moi; un voyage en soi. J’ai choisi ma terre d’accueil et, en cours de route, je me suis choisie…
L’arrachement à soi-même et aux siens
C’est certain que cela confronte à des choix difficiles, à des réalités contraignantes. Je suis loin, je ne peux voir ma famille quand je le souhaite, quand il y a des événements marquants, quand nous vivons les uns et les autres des épreuves douloureuses, je ne peux voir mes neveux grandir et devenir adulte. Je dois parfois gérer une bonne dose de culpabilité « d’imposer » la distance à mes proches, de faire le choix d’être loin des miens pour me sentir plus proche de moi. J’ai dû assumer quelque part un dilemme bien inconscient : « eux ou moi ».
Et les peurs, celles que l’un d’eux soit malade ou décède sans que je puisse être là, celles de manquer l’immanquable et de vivre avec des regrets, de m’en vouloir d’être partie, de m’être trompée de route, de les perdre. C’est parfois plus difficile à vivre, parfois moins.
Il me faut faire le deuil aussi d’une vie passée qui ne sera plus jamais la même, même si je décide de revenir. Le deuil d’amitiés qui n’ont pas survécu à mon voyage, le deuil de moments de complicité nourrissants avec des personnes précises qui sont loin, le deuil d’un certain confort de vie d’être dans du connu et de suivre un chemin tracé.
Le vertige de la page blanche
Le besoin de la pirogue a ouvert un univers de possibilités. C’est vertigineux et grisant à la fois ce sentiment d’ouvrir une page blanche et d’écrire absolument chaque ligne, en faisant le choix conscient de créer de nouveaux chapitres. Immersion dans une nouvelle culture, changements professionnels, défis personnels, découvertes de talents cachés, nouvelles facettes de personnalité qui surgissent et ouvrent encore de nouvelles portes. Au-delà de changer de pays, je me suis offert la liberté d’être. J’ai dépassé de nombreux obstacles intérieurs, découvrant ainsi d’autres perspectives en repoussant mes limites. Et ça bouge constamment!
On découvre souvent la nature de notre bois grâce à la pirogue : c’est en quittant sa zone de confort, en se confrontant au changement, en se remettant en question qu’il est possible d’identifier clairement qui nous sommes, ce dont nous avons besoin dans la vie et quelles sont nos ressources, nos forces, nos difficultés. C’est se lancer des défis pour s’exposer et savoir vraiment de quoi nous sommes capables. Pensez à tous ces récits d’aventures et ces héros bien ordinaires qui arrivent à relever des défis extraordinaires. Sauf que dans ce cas, c’est vous qui êtes le héros dans vos aventures quotidiennes!
S’enraciner en soi
Arbre et pirogue sont indissociables l’un de l’autre pour naviguer et trouver un équilibre. Je ne dis pas qu’il faut nécessairement partir à l’autre bout du monde pour bien se connaitre et pour arriver à revenir au pays, plus solide que jamais. Je pense juste que s’arracher à soi-même, par quelque changement que ce soit, permet paradoxalement de s’ancrer en soi encore plus. Et il n’y a pas de petit changement! Un déménagement, devenir parent, changer d’emploi, rompre une relation amoureuse ou en démarrer une nouvelle, changer sa routine, s’investir dans un projet qui nous tient à cœur, rencontrer de nouvelles personnes, surmonter ses peurs, surmonter un conflit… La liste est longue que celle des aventures d’une vie. Et chacune, selon notre parcours et nos obstacles, apporte des richesses insoupçonnées au départ.
L’être humain est né sans mode d’emploi et c’est à lui de découvrir son fonctionnement tout au long du chemin. Cela se fait en prenant des risques et ça fait peur. Mais que c’est bon de se sentir vivant en relevant les défis les uns après les autres! Quelle fierté de se retourner et de regarder par-dessus son épaule en contemplant tout ce que nous avons mis en œuvre pour atteindre notre objectif, parfois peut-être pas celui qu’on s’était fixé au départ, mais qui nous a permis d’arriver « quelque part », au creux de notre arbre…
Et vous, vers ou vous mène votre pirogue?